Interview réalisée par Corine Mercier
Comment êtes-vous venu à l'écriture ?
FJM : J’avais 9 ans et je n’arrivais pas à émerger parmi les gamins de mon quartier : je ne pissais pas aussi loin que les autres garçons, je perdais toujours mes billes de verre aux jeux, je n’avais pas la plus belle collection de capsules de bouteilles d’orangeade, et je n’étais pas le plus costaud. Les autres garçons faisaient toujours mieux que moi. « Ils ont un don », me disait-on. Moi, je n’en avais apparemment pas. Jusqu’au jour où un monsieur se présenta dans notre classe et nous lut une brève histoire, celle d’un garçon de mon âge qui travaillait en cachette la nuit dans sa petite chambre pour apporter un peu d’argent à sa famille qui en avait tant besoin : il recopiait des adresses sur des dizaines d’enveloppes en imitant l’écriture de son père.
Après la lecture de cette histoire larmoyante du 19e siècle, le monsieur nous distribua une feuille de papier et nous demanda d’écrire ce que nous inspirait ce texte. Ce que je fis, mais l’unique feuille de papier qu’il nous avait distribuée se révéla vite insuffisante à contenir le récit de tout ce que cette histoire avait suscité en moi. A la fin ce furent six pages que je remplis de mon écriture et j’aurais continué si le monsieur ne m’avait interrompu, m’assurant que ce que j’avais déjà écrit suffisait amplement.
Trois semaines plus tard notre maîtresse nous lit une lettre de l’Inspectorat annonçant que j’avais gagné le premier prix parmi toutes les écoles primaires (j’ignorais qu’il s’agissait d’une compétition) : une jolie tirelire en métal émaillé et un livret d’épargne à mon nom avec 300 Lires (environ 50 €). Je compris ce jour-là que moi aussi j’avais un don.
Au Lycée j’ai cependant travaillé dur pour me perfectionner par la lecture des grands écrivains : ainsi, Manzoni, Verga, Pirandello, Grazia Deledda, Alberto Moravia et Tomasi di Lampedusa pour les Italiens, mais aussi les auteurs français, anglais, américains, russes, allemands, etc. m’apprirent pratiquement tout ce que je sais aujourd’hui (ma bibliothèque personnelle a compté jusqu’à 3000 volumes, avant que j’en donne la plupart à des institutions, notamment des prisons).
Plus tard j’eus de nouveau l’occasion de tirer profit de mon « don », mais je n’en suis pas fier, même après tant d’années. J’étais en classe de Terminale lorsque l’Eglise Catholique lança le « Concours Veritas » . Or, après mon séjour d’une année aux Etats Unis au sein d’une famille juive, j’avais découvert toutes les atrocités de la Shoah qui étaient restées sous silence pendant de longues années après la guerre. J’en avais été bouleversé au point de perdre totalement ma foi chrétienne : un Dieu qui pouvait tolérer sans réagir le massacre quotidien, systématique de millions d’innocents, hommes, femmes, enfants, ne pouvait pas exister. Un Dieu qui permettait à Hitler de sortir indemne de l’attentat du 30 juillet 1944 alors que la mort de ce monstre aurait épargné au moins un million de vies en Europe, ne pouvait pas être mon Dieu. Ce Dieu présumé tout puissant, omniprésent, capable d’écraser le Démon du Mal et qui manifestait une telle indifférence, était contraire à tout ce que les religions nous assénaient depuis la nuit des temps. J’étais donc devenu à jamais athée.
Or voilà que se présentait ce concours lancé par une institution catholique et doté d’un premier prix alléchant, à savoir trois jours à Rome, tous frais payés. Pour un jeune homme de dix-huit ans désargenté et assoiffé de voyages, la tentation était grande. Que faire ? M’abstenir de participer à ce concours pour ne pas renier mes nouvelles convictions, ou ignorer les cris de ma conscience et y participer, en faisant preuve ainsi d’un opportunisme honteux ? Je décidai finalement de participer à l’épreuve écrite avec l’excuse fallacieuse que, vu le nombre et la qualité des candidats probables de tous les instituts d’enseignement supérieur de la Province, j’avais bien peu de chances de remporter le prix. Erreur, car j’arrivais encore une fois largement premier. Je fus donc « obligé » d’aller à Rome, et tel un clandestin à bord d’un navire, pendant ces trois jours je tentai de cacher mon embarras chaque fois que mon regard croisait celui d’un prêtre (et à Rome, les soutanes noires en col blanc pullulent).
A cette époque je remplissais de notes des centaines de pages : des esquisses de nouvelles et de romans que je comptais écrire « un jour », quand les conditions nécessaires seraient enfin réunies, surtout le temps à ma disposition et ma tranquillité d’esprit. Car ma vie a été bouleversée plus d’une fois et m’a obligé à revoir complètement l’ordre de mes priorités, l’écriture étant devenue avec le temps « un luxe » que je ne pouvais pas me permettre. Mais à l’âge béni de la retraite, les passions s’apaisent, l’horizon s’éclaircit, la « normalité » prend enfin le dessus et nous remet face à nous-mêmes, notre histoire de vie, nos vicissitudes, nos erreurs, nos ambitions frustrées. L’heure de l’écriture était enfin arrivée, mais si je veux réaliser ne serait-ce que le dixième de mes projets, il me faudra vivre jusqu’à… 120 ans.
Comment résumeriez-vous votre dernier ouvrage ?
FJM : « NAD, l’Enfant de la Cité Perdue. » 360 pages. Editions Spinelle, Paris.
Né en Sibérie, dans une « cité des sciences » secrète, Nad passe les 12 premières années de sa vie dans un orphelinat miteux avant son adoption par un couple d’américains. Il découvre la fabuleuse Amérique, ses fastes et ses noirceurs, pendant que l’Amérique observe ce garçon trapu, au front fuyant, dont l’aspect primitif contraste singulièrement avec son intelligence vive qui fascine ses enseignants et indispose ses camarades, dont les regards moqueurs le blessent. Nad partage sa souffrance avec Lucy, une camarade estropiée de naissance qui fuit la réalité en se réfugiant dans ses romans préférés. Entre les deux jeunes naît une idylle à laquelle s’oppose la mère adoptive de Nad.
Le destin du garçon bascule quand l’incroyable secret de sa mystérieuse naissance est dévoilé au grand jour. Nad devient instantanément une célébrité internationale. Les médias se l’arrachent, les scientifiques l’étudient, les sociologues, les philosophes, les paléo - anthropologues en débattent sur tous les écrans. Mais l’étau médiatique se resserre autour des deux adolescents...
« La Cité Perdue » n’est pas une banlieue sinistre où drogue et insécurité règnent en maîtres, mais un peuple respectueux de la nature, disparu sans laisser de trace dans les dernière brumes d’une glaciation déclinante, à l’orée d’une nouvelle humanité qui allait conquérir et étioler la planète tout-entière. Nad n’est que le dernier survivant, un épigone éphémère de la saga, témoin importun de nos mesquineries.
Comment naissent vos histoires ? Quelles sont vos sources d'inspiration ?
FJM : L’Histoire, la science, la vie de tous les jours, le cinéma, la littérature offrent une quantité infinie de sujets susceptibles de constituer la trame d’une histoire et de créer des personnages romanesques. « The world is a stage » disait justement Shakespeare. Les ingrédients sont toujours les mêmes : amour/haine, bonté/méchanceté, égoïsme/générosité, fidélité/trahison, honnêteté/malhonnêteté et puis ambition, violence, avidité, stoïcisme, cruauté, abnégation etc.
S’agissant de « NAD », la toute première inspiration s’est présentée lorsque les médias annoncèrent la nouvelle du premier clonage d’une brebis en Ecosse. Pourquoi pas un être humain ? me suis-je aussitôt demandé. Ce serait illégal, m’a-t-on répondu. Mais s’il s’agissait d’un homme d’une autre espèce humaine, un Néandertalien, par exemple ? Pas de réponse.
En tout cas, on trouve dans la vie de tous les jours amplement matière à construire des personnages « vivants » et des histoires de vie palpitantes et souvent tragiques, notamment dans les journaux et sur les écrans, à l'heure du petit déjeuner, entre l'arôme du café et le crissement de la tartine grillée sous le couteau beurré.
Comment bâtissez-vous vos récits ? Avez-vous une méthode de travail ?
FJM : Deux méthodes : le travail « linéaire », à savoir l’écriture selon l’ordre chronologique des évènements, et le travail « par épisodes », c'est-à-dire la composition de scènes détachées du récit, que j’insère ensuite au bon endroit.
Avez-vous des habitudes d'écriture ? Travaillez-vous dans le silence, en musique, sur ordinateur ou sur papier ?
FJM : Toujours sur ordinateur, dans un silence presque absolu. De là mes habitudes nocturnes et mon choix de vivre à la campagne. J’ai aussi quatre magnétophones, dont un magnétique et les autres, très petits, numériques, que je laisse trainer à divers endroits de la maison. Ils m’aident à saisir une idée, une inspiration soudaine, des phrases entendues à la radio, la télé, sur Internet, que j’exploite ensuite dans le cadre de l’écriture.
Que représente pour vous l'écriture, une sorte de prédisposition ? Une nécessité ?
FJM : Les deux. Pour écrire, il me suffit d’un espace silencieux et d’une certaine tranquillité d’esprit. Dans ces conditions je peux enchaîner les phrases et les concepts suivant mon inspiration. Oralement, je suis moins à l’aise car j’ai besoin de temps pour réfléchir, corriger et limer mes phrases, affiner ma pensée, parfois changer complètement un texte qui me paraissait satisfaisant. La thèse a besoin de l’antithèse pour parvenir à la synthèse. L’improvisation permet rarement cette dialectique.
Quelles sont vos autres activités en dehors de l'écriture ?
FJM : Avec ma femme nous nous occupons de nos trois petits enfants pendant les vacances scolaires et nous assurons l’entretien de notre grande maison et du jardin. J’ai un atelier de bricolage très bien fourni, ce qui m’oblige à faire moi-même certaines réparations. Mais tout le reste de mon « temps libre » est dédié à la recherche historique des événements qui ont marqué l’Europe au cours de la première moitié du XXe siècle.
Travaillez-vous déjà sur un autre projet ?
FJM : Oui, en lien avec ma ville natale, Zara, avant sa destruction. Mais il est prématuré d’en parler.
Interview réalisée par Corine Mercier
Rédactrice